I.4- PREMIERE PARTIE - LE GROUPE CANONIAL DE NOTRE - DAME DU BOIS: UNE ASSOCIATION DE CHANOINES - ERMITES (FEVRIER 1096 - AVRIL 1097)

Publié le par Jean Bienvenu

 

 

I - VIE INTÉRIEURE DU NOUVEAU GROUPE CANONIAL

 

Le 12 février 1096, dernier jour du passage du pape Urbain II à Angers, ce dernier confirme solennellement, en présence de nombreux grands dignitai­res ecclésiastiques, la fondation par le seigneur Renaud de Craon d'un groupe canonial régulier. Le seigneur de Craon a en effet concédé, le jour précédent, un bois à six clercs pour qu'ils y édifient une église et y vivent selon la règle de saint Augustin. L'année suivante, le 25 avril 1097, l'église était consacrée par l'évêque d'Angers, Geoffroy de Mayenne, et devenait en outre un centre de vie paroissiale.

Après avoir défini les assises de la fondation et recherché l'identité des bénéficiaires, nous aborderons la création de la paroisse de Notre-Dame-du­-Bois, ce qui nous permettra d'ailleurs de préciser les relations entre le groupe canonial et l'évêque d'Angers. Enfin, dans un troisième point, nous esquisse­rons l'organisation première du groupe.

 

A. Stabilisation d'un groupe érémitique

L'acte n° 1 nous rapporte la fondation dans une forêt d'un groupe canonial régulier: « ... moi, Renaud, fils de Robert le Bourguignon ... , un bois m'appar­tenant proche du château de Craon, pour y édifier une église en l'honneur de la bienheureuse et glorieuse Vierge Marie, je le transfère à perpétuité de mon droit sous celui des chanoines vivant dans cette même église sous la règle de saint Augustin ... , à cette condition toutefois qu'aucun autre ordre ne soit admis à l'intérieur de cette susdite église, dans le présent ou dans l'avenir, si ce n'est celui des chanoines y vivant selon la règle » (13). Or la fondation d'un groupe canonial nécessite l'établissement de bases sans lesquelles il ne pourrait exister et se développer. Nous pouvons distinguer dans cet acte de fondation trois modes de fixation du nouveau groupe: les chanoines sont attachés à un lieu, le bois - boscum -, à un bâtiment, l'église - ecclesia -, et à un code de vie, la règle de saint-Augustin - regula beati Augustini -. Il est d'ailleurs tout à fait remarquable que les trois expressions employées dans l'acte pour définir les chanoines soient les suivantes: loci fratres, clerici in prefata ecclesia ... degen­tes, canonici canonice.

Mais que nous apprend cet acte de fondation quant à l'identité de ses bénéficiaires? Ces derniers sont au nombre de six et sont tous clercs. Nous sommes même renseignés sur le nom de quatre d'entre eux: « Robert, Quintin et deux Hervé » (14). Mais l'acte n° 1 ne nous permet pas d'avoir d'autres pré­cisions à leur sujet. L'acte n° 2 (12 février 1096-25 avril 1097), proche chronologiquement de l'acte de fondation, nous fait connaître les noms des deux autres chanoines: Humbert et Gautier le Petit. Il nous permet également de pouvoir affirmer que le chanoine Robert mentionné dans l'acte n° 1 est Robert d'Arbrissel. De plus l'acte n° 3 (25 avril 1097) nous précise le nom d'un des deux Hervé, à savoir Hervé de la Sainte-Trinité. Ainsi, les six pre­miers chanoines de Notre-Dame-du-Bois sont les suivants: Robert d'Arbris­sel, Quintin, Hervé de la Sainte-Trinité, Hervé, Humbert et Gautier le Petit. Mais qu'en est-il de leur passé pré-canonial ? La notice n° 2 nous apporte des renseignements essentiels: avant le donum du seigneur de Craon, les chanoi­nes menaient une vie érémitique dans sa forêt: « ... après le don de Renaud le Bourguignon les forestiers voulurent avoir sa villicatio et toutes les coutu­mes qu'ils avaient dans tout le reste de la forêt tant avec les ermites qu'avec ses autres hommes » (15). Dans l'acte n° 3, nous trouvons même le terme « désert» - heremum - pour désigner le bois concédé aux chanoines en février 1096. Ce terme appartient au même champ sémantique que «ermite» - heremita -. Il marque bien la recherche de solitude propre à tout ermite. En février 1096, Renaud a donc concédé à des ermites la partie de sa forêt qu'ils occupaient jusqu'alors, pour qu'ils y vivent canonice. Ces six ermites, comme nous l'avons vu, étaient tous clercs, ce qui n'est pas étonnant, l'érémitisme de l'Ouest grégorien étant surtout clérical (16). L'acte n° 2 va jusqu'à nous indi­quer que le chanoine Humbert était le premier ermite de la forêt de Craon. Ne pourrait-on pas assimiler Humbert au clerc, cité par Baudri de Bourgueil dans sa Vita de Robert d'Arbrissel, qui accompagne ce dernier au désert (17) ? : « Il arriva un jour que, renonçant au monde et en compagnie d'un prêtre, il s'envola vers le désert longtemps désiré et gagna la forêt ... » (18). Ne pour­rait-on pas assimiler également Humbert à un certain Lambert, mentionné dans une des deux lettres écrites vraisemblablement à Robert d'Arbrissel par Yves de Chartres (19), au tout début de l'expérience érémitique de Robert (20), et cela d'autant plus que la confusion entre les deux noms est facile. Cela ne pourrait que renforcer l'opinion qui tend à penser que le destinataire des deux lettres d'Yves est Robert d'Arbrissel. Voici ce qu'écrit Yves de Chartres à Robert: «Excuse-moi près du frère Lambert, si je n'ai pu encore lui écrire comme il le désire: dès que je le pourrai, je lui écrirai ce que Dieu m'inspirera» (21).

 

B. Ministère paroissial

 

1. L'église

Comme nous l'avons vu précédemment, le seigneur Renaud de Craon a concédé un bois aux nouveaux chanoines «pour y édifier une église en l'hon­neur de la bienheureuse et glorieuse Vierge Marie» (22). L'acte n° 3 (25 avril 1097) nous apporte à ce sujet une précision très intéressante, soulignant que le premier autel a été consacré « en l'honneur de la très glorieuse Vierge Marie et de saint Jean l'Évangéliste son serviteur » (23). Outre que la dédi­cace d'une église à la Vierge et à un autre saint soit d'un usage très répandu dans les fondations de l'époque (24), il est remarquable que l'on retrouve cette même dédicace quelques années plus tard pour les oratoires des prieurés fonte­vristes établis par Robert d'Arbrissel (25). Cette constante marque bien la dévotion toute spéciale de Robert envers la Vierge et saint Jean l'Évangéliste.

La consécration de l'église n'ayant eu lieu qu'un peu plus d'un an après la fondation du groupe canonial, il est fort probable que le bâtiment fut construit en bois, du moins en grande partie. D'ailleurs, le conflit rapporté par l'acte n° 2 (12 février 1096-25 avril 1097) semble bien avoir pour origine le défrichement du bois canonial dans le but d'édifier l'église, défrichement portant atteinte aux droits des forestiers sur le bois des chanoines; ceux-ci ne pouvant abattre libre­ment les arbres nécessaires à la construction de l'église, celle-ci est compro­mise: « ... après le don de monseigneur Renaud le Bourguignon, les forestiers ont voulu conserver sa villicatio et toutes les coutumes qu'ils avaient dans tout le reste de la forêt tant avec les ermites qu'avec ses autres hommes. C'est pour­quoi les forestiers Bernard et Renaud ont pris la hache des mains d'Humbert, le premier ermite, qui abattait un seul tronc d'abeilles ... D'où Humbert et d'autres, très tristes, ont prié monseigneur Renaud, seigneur de Craon, lui dis­ant de défendre son don contre les forestiers sinon ils ne construiraient pas davantage en son aumône mais ils fuiraient vers une autre terre» (26).

 

2. La création de la paroisse

Le 25 avril 1097 (27), l'évêque d'Angers Geoffroy de Mayenne vient consacrer le premier autel et bénir le cimetière du groupe canonial régulier de Notre-Dame-du-Bois. Sur le point de bénir le cimetière, Geoffroy de Mayenne décide d'ériger une paroisse dont les chanoines auraient la cura animarum. A la fin du XIe siècle en effet, le problème de la cura animarum et de sa compati­bilité avec l'état canonial ne se pose pas encore. Il ne se posera qu'au XIIe siè­cle (28). Urbain II n'était d'ailleurs pas du tout défavorable à la pratique du ministère paroissial par les chanoines réguliers (29). En ce qui concerne notre groupe canonial, il semble que cette création d'une paroisse n'était pas prévue dans le programme de la visite épiscopale. Dans le cas contraire, Geoffroy de Mayenne n'aurait sans doute pas eu besoin de demander au seigneur de Craon « s'il existait quelques personnes ... dans la forêt qui pourraient en liberté être paroissiennes de ce cimetière qu'il voulait bénir » (30). Cette demande entraîne une délibération de Renaud de Craon, de ses fils et d'hommes libres, qui reflète bien l'innovation épiscopale. D'ailleurs, si on se réfère au début de la notice, il n'est fait aucune mention de la création d'une paroisse, le but de la venue de l'évêque d'Angers étant précisément la consécration de l'église et la bénédiction du cimetière. Si l'on admet cela, ce serait donc de sa propre initia­tive que Geoffroy de Mayenne aurait érigé la paroisse de Notre-Dame-du­Bois, alors que la consécration de l'église et la bénédiction du cimetière furent le résultat des prières du seigneur de Craon, de ses fils et de deux chanoines de Notre-Dame-du-Bois à savoir Robert d'Arbrissel et Quintin: « ... monseigneur Geoffroy qui est surnommé de Mayenne, évêque d'Angers d'une grande noblesse, prié par les seigneurs de notre lieu, à savoir monseigneur Renaud l'Allobroge et ses fils, et en outre par nos pères Robert à savoir d'Arbrissel et Quintin, a bien voulu visiter notre lieu avec une certaine partie des personnes de l'église de Saint-Maurice» (31). Cet acte n° 3 met donc en relief le rôle important joué par l'évêque d'Angers dans la genèse du groupe canonial régu­lier de Notre-Dame-du-Bois, ainsi que l'intérêt qu'il semble lui porter. Il nous faut aussi souligner les liens étroits qui unissent l'évêque à ce groupe. Les cha­noines sont soumis étroitement au pouvoir de juridiction de l'évêque que celui­-ci exerce, entouré de son chapitre diocésain. Il l'exerce, d'une part, par la visite de l'église de Notre-Dame-du-Bois; d'autre part, par la tenue de synodes. Les chanoines doivent en contre-partie verser à l'église d'Angers la somme de trois sous au lieu du montant habituel de quatre sous: « ... monseigneur Robert d'Arbrissel est parti pour Angers avec ses associés, à savoir Quintin et Hervé de la Sainte-Trinité, et là, en présence de monseigneur Geoffroy évêque et de tout le chapitre de Saint-Maurice, il a été établi que notre église devrait trois sous à son église-mère, pour le synode et la visite épiscopale, parce que la paroisse était petite, alors que les autres devaient quatre sous à leur église­ mère ... » (32). Enfin nous remarquerons qu'il n'est fait aucune mention de la dîme dans cette notice. On peut en déduire que l'évêque d'Angers ne l'a pas concédée aux chanoines de Notre-Dame-du-Bois. Ceux-ci continuent donc de la payer au chapitre canonial de Saint-Nicolas de Craon; il en est probable­ment de même pour leurs paroissiens. Un acte ultérieur, l'acte n° 4 (5 avril 1100), nous apprend en effet que le bois concédé aux premiers chanoines de Notre-Dame-du-Bois dépendait de la paroisse desservie par ce chapitre craon­nais. A la suite de cette concession, nos chanoines refusèrent de leur verser la dîme, ce qui fut à l'origine d'un conflit qui ne prit fin que quatre ans plus tard: «Nous voulons que soit connu ... cet accord que nous avons conclu avec les chanoines de l'église Saint-Nicolas de Craon au sujet de la dîme de notre terre qu'ils disaient, par suite du don du seigneur Renaud le Bourguignon, leur appartenir depuis longtemps» (33).

 

3. Un groupe canonial à caractère érémitique

Qu'en est-il de l'organisation de ce nouveau groupe canonial issu de l'éré­mitisme? L'acte n° 1 (11 février 1096) va nous fournir l'élément de réponse et plus précisément la toute dernière phrase de l'acte. Celle-ci mentionne les bénéficiaires de la concession, c'est-à-dire les premiers chanoines de Notre-­Dame-du-Bois. Il est tout à fait remarquable qu'aucune prééminence de l'un sur les autres ne soit soulignée; aucun ne porte de titre indiquant son droit à repré­senter le groupe canonial régulier: « quant aux clercs vivant sous la règle dans la susdite église: Robert, Quintin, deux Hervé et deux autres» (34). Or ceci est caractéristique de l'érémitisme (35). S'il n'y a pas prééminence d'un cha­noine sur les autres, il semble y avoir plutôt une prééminence de trois chanoi­nes sur les autres. C'est ce que nous apprend la liste des témoins de l'acte n° 2 (12 février 1096-25 avril 1097) : «quant aux clercs de la susdite église: mon­seigneur Robert d'Arbrissel, monseigneur Quintin, monseigneur Hervé, Gautier le Petit» (36). Le terme « monseigneur» - donnus - est un titre hono­rifique impliquant bien une prééminence morale des chanoines Robert, Quintin et Hervé sur Gautier le Petit et donc sur le reste du groupe canonial. Dans l'acte n° 3 (25 avril 1097), nous retrouvons ensemble Robert, Quintin et Hervé, ces derniers étant mentionnés comme les « associés » - socii - de Robert. Ce terme, appartenant au vocabulaire érémitique, renforce l'idée d'égalité entre eux (37). De plus, il semble que les décisions concernant le groupe canonial de Notre-Dame-du-Bois soient prises par ce petit groupe de socii dans son ensem­ble et non uniquement par Robert d'Arbrissel. Ce sont Robert et Quintin qui sollicitent de l'évêque d'Angers la consécration de leur premier autel et la béné­diction de leur cimetière (38). Ce sont également Robert, Quintin et Hervé qui vont ensuite à Angers pour la fixation du montant des droits de synode et de visite (39). Le nouveau groupe canonial semble donc être dirigé par trois ermi­tes comme le montre l'emploi du terme socii. Ne pourrait-on pas admettre alors l'idée d'un groupe canonial menant dans son ensemble une vie érémitique? Dans ce cas, il serait d'ailleurs préférable de parler de chanoines-ermites. La fondation du groupe canonial de Notre-Dame-du-Bois en février 1096 ne serait donc pas accompagnée de la mise en place d'une organisation cénobitique et notamment d'une bénédiction abbatiale. Au contraire, la transition de l'érémi­tisme à la vie canoniale semble imperceptible; l'idéal érémitique premier sem­ble préservé. Il est difficile dans ce cas de considérer l'acte n° 1 comme la charte de fondation d'une abbaye. Il serait préférable de parler de la fondation d'un groupe canonial à caractère érémitique.

Enfin, comment peut-on concilier la règle de saint-Augustin mentionnée dans l'acte n° 1 et l'organisation érémitique du groupe canonial ? Les trois prin­cipales règles attribuées à tort ou à raison à saint Augustin sont les suivantes (40) : la regula prima; l'Ordo monasterii ou regula secunda; enfin la regula ad servos Dei nommée aussi praeceptum ou regula tertia, se présentant sous une double forme masculine et féminine. Il est fort probable que le texte men­tionné par l'acte de fondation soit la regula tertia qui alors « était considérée plus comme un modèle de genre de vie que comme un texte à suivre » (41). « Elle ne constitue pas en effet une règle proprement dite mais contient des directives générales pour la vie spirituelle» (42). Robert n'a pas dû être étran­ger au choix d'une telle règle qui lui permettait d'organiser son groupe à son gré.

 

II - PREMIÈRES DOTATIONS ET STATUT FONCIER

 

Après avoir présenté l'organisation interne du groupe canonial, nous étu­dierons le mode de détention foncière des chanoines-ermites, étude qui nous confortera dans . l'idée que ce groupe mène une vie érémitique. Aussi, nous définirons brièvement dans un premier point les dotations initiales dont le groupe canonial a été l'objet puis nous aborderons le statut foncier de ce groupe et enfin les conflits dont ce statut fut à l'origine.

 

A. Des dotations foncières et immobilières réduites

Les dotations foncières des années 1096-1097 se réduisent au bois concédé aux chanoines-ermites par le seigneur Renaud de Craon au moment de la fondation. L'acte n° 4 (5 avril 1100) peut nous permettre d'évaluer l'importance de ce bois. Cet acte, qui se réfère explicitement à la charte de fon­dation, rapporte en effet ceci: « Monseigneur Renaud le Bourguignon, premier fondateur de notre lieu, cette terre à savoir sept manses ... il nous l'avait don­née ... » (43). Comme nous le verrons ultérieurement (44), le bois, défriché entre 1096 et 1100, a été réparti en sept manses. Nous pouvons en déduire la pauvreté des dotations foncières initiales. Il en est de même des dotations immobilières. Bien que l'acte n° 1 ne le mentionne pas, la charte n° 12 (2 décembre 1102/1105) nous apprend qu'au moment de la fondation les cha­noines ont également reçu de Renaud l'Allobroge un demi-moulin: « ... j'ai prié mes trois fils ... pour que les quatre nouvelles métairies ... ils les donnent à l'église de Notre-Dame-du-Bois,. et avec celles-ci la moitié d'un moulin dont j'avais déjà donné l'autre moitié à la susdite église au cours de la première donation de terre que j'ai faite» (45). Comment expliquer l'absence de ce donum dans la charte de fondation, voire dans un acte ultérieur? Renaud a sans doute pris la décision de ce don après la rédaction de la charte. De plus, il est possible que la transmission ait été orale ou encore que l'acte écrit n'ait pas été conservé par le temps.

 

B. Un statut foncier précaire

L'acte n° 3 du cartulaire (25 avril 1097) est essentiel, car il présente une expression qui ne laisse planer aucun doute sur sa signification et va nous per­mettre de commencer notre étude foncière sur des bases solides. Voici ce que nous rapporte cette notice: « ... monseigneur Geoffroy, qui est surnommé de Mayenne ... , prié par les seigneurs de notre lieu, à savoir monseigneur Renaud l'Allobroge et ses fils ... a daigné visiter notre lieu ... » (46). L'expression «par les seigneurs de notre lieu» - a senioribus loci nostri - nous révèle que les chanoines-ermites de Notre-Dame-du-Bois ne sont pas propriétaires du lieu qu'ils occupent; ils n'en ont que la tenure; ce lieu fait partie du dominium du seigneur de Craon. En fait, nos chanoines ont le même statut foncier que des serfs. Une étude lexicale de l'acte n° 1 concernant le statut foncier du groupe canonial n'infirme aucunement ces affirmations. Ainsi, dans cet acte, le sei­gneur Renaud de Craon déclare: « ... mon bois ... je le transfère à perpétuité ainsi en propre et exempt de toutes coutumes, comme je l'ai tenu et tiens en propre et tranquille jusqu'à ce présent jour de Foulques le Jeune comte d'Anjou» (47). Or le verbe tenere« indique simplement la jouissance que l'on a d'un bien, mais n'implique aucun droit solide. Il n'implique même pas la pos­session, mais simplement la détention» (48). L'emploi de la locution conjonc­tive ita ... qualiter exprime bien le fait que Renaud de Craon ne transfère aux chanoines que la jouissance du bois, lui-même conservant la propriété émi­nente de ce dernier. La même réflexion peut être adoptée en ce qui concerne le verbe attribuere employé dans le même acte par Renaud: « Renaud de Craon ainsi que son fils Maurice a concédé aussi à la susdite église et aux frères de ce lieu tout ce que de son fief en quelque lieu que ce soit ils achèteraient en outre, ou tout ce qui serait attribué à cette même église parmi les biens appar­tenant à son dominium» (49). Le verbe attribuere n'implique lui aussi aucun droit solide (50). Il faut remarquer d'ailleurs que les attributions de biens aux chanoines, de même que les achats éventuels de ces derniers, sont tous circons­crits géographiquement au fief de Renaud de Craon, donc à des biens tenus de ce dernier, à des tenures; leur achat par les chanoines ou leur attribution à ces derniers n'entraîne pas obligatoirement leur exclusion du dominium de Renaud. A la lumière de l'acte n° 3 du cartulaire de Notre-Dame de la Roë, l'acte n° 1 nous apparaît comme un acte de cession et non de donation. Et cela a son importance car on peut en déduire avec certitude que les ermites de la forêt de Craon, avant le passage d'Urbain II à Angers, n'avaient absolument aucun droit, si précaire fût-il, sur la terre qu'ils occupaient. Dès maintenant, nous pouvons aussi remarquer que l'ambiguïté des termes de cette charte ne pourra que faciliter l'évolution future du groupe de chanoines-ermites vers une véritable cénobitisation, avec constitution d'un patrimoine solide.

 

C. Un statut foncier source de conflits

Deux conflits sont rapportés respectivement par l'acte n° 2 (12 février 1096-25 avril 1097) et l'acte n° 4 (Jeudi 5 avril 1100) du cartulaire. Il est notoire qu'ils prennent l'un et l'autre naissance à la suite de la cession de Renaud le Bourguignon de février 1096. Ainsi l'acte n° 2 précise bien: «après le don de Renaud le Bourguignon» (51) ; il en est de même pour l'acte n° 4 : « à partir du don de Renaud le Bourguignon» (52). Quant à leur cause, ces conflits résultent bien de la précarité du statut foncier des chanoines-ermites.

La notice n° 2 rapporte qu'« après le don de Renaud le Bourguignon les forestiers voulurent avoir sa villicatio et toutes les coutumes qu'ils avaient dans tout le reste de la forêt tant avec les ermites qu'avec ses autres hommes» (53). L'emploi des adverbes corrélatifs de quantité tam et quam exprime bien l'assimilation des ermites aux autres hommes de Renaud de Craon effectuée par les forestiers. Pour ces derniers en effet, la fondation de 1096 a eu pour conséquence de placer les chanoines sous la dépendance seigneuriale de Renaud de Craon, ce qui ne peut se comprendre que par la précarité de leur nouveau statut foncier. Mais les chanoines ne font guère la distinction entre leur nouveau statut et leur manque de statut d'avant la fondation. Ils ne com­prennent pas que les forestiers puissent avoir désormais des droits sur leur terre. Le fait qui a déclenché le conflit est l'abattage d'un tronc d'arbre par le chanoine-ermite Humbert. L'auteur de la notice précise même « un seul tronc » - unum truncum -, ce qui reflète bien la stupéfaction et une certaine naïveté des chanoines que l'on retrouvera dans l'appel fait par ces derniers à Renaud « pour qu'il défende son don des forestiers » (54), bien qu'ils n'aient aucun droit à avancer pour leur défense. Et ne pouvant mettre en avant aucun droit solide sur la terre dont ils jouissent, il ne leur reste qu'à menacer de partir: « ... sinon ils ne construiraient pas davantage mais fuiraient vers une autre terre » (55). Il est intéressant de noter ce réflexe très érémitique des premiers chanoines : l'ermite est libre et obéit à la Providence divine qui le dirige.

Quant à l'acte n° 4 du cartulaire, il rapporte un conflit ayant éclaté entre les chanoines de Notre-Dame-du-Bois et ceux de Saint-Nicolas de Craon, les premiers refusant de verser la dîme due aux seconds pour leur terre: «Nous voulons que soit connu ... l'accord que nous avons conclu avec les chanoines de l'église de Saint-Nicolas de Craon au sujet de la dîme de notre terre qu'ils disaient, par suite du don de Renaud le Bourguignon, leur appartenir depuis longtemps» (56). La revendication des chanoines de Craon ne peut également s'expliquer que par la précarité du statut foncier des chanoines de Notre-Dame­du-Bois. En effet, avant la cession, aucun lien juridique ne liant les ermites à la terre qu'ils occupaient, ces derniers étaient donc pleinement libres et indépen­dants et n'avaient aucune raison de payer la dîme. Puis Renaud leur ayant cédé un bois, c'est-à-dire une tenure, ils ont donc désormais un statut foncier défini, semblable à celui des serfs de Renaud. Par conséquent, leur terre faisant partie de la paroisse desservie par les chanoines de Saint-Nicolas de Craon, ils doi­vent leur verser la dîme.

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E
Cher Bienvenu,,J'aimerai savoir si le travail que présentez dans ce blog on fait l'objet d'un travail universitaire ? Si oui, accepteriez-vous de me le communiquer, travaillant moi-même sur le<br /> prieuré de Tusson (16).<br /> Cordialement<br />
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