I.6- TROISIEME PARTIE-MUTATIONS INSTITUTIONNELLES (AVRIL 1100 - DECEMBRE 1102/1105)

Publié le par Jean Bienvenu

 

           I - ÉTABLISSEMENT D'UNE COMMUNAUTÉ

 

Le caractère érémitique de l'organisation du groupe canonial régulier en 1096-1097 va progressivement disparaître. Nous assistons à la mise en place d’institutions typiquement canoniales, évolution qui aboutira à l'élection du premier abbé de Notre-Dame-du-Bois et à la constitution définitive du groupe canonial en abbaye. Nous étudierons successivement ces nouvelles institutions.

 

A. Robert d'Arbrissel, pasteur

Dans l'acte n° 7 (jeudi 5 avril 1100 - 2 décembre 1102/1105), Robert d'Arbrissel est mentionné     « premier père et pasteur de notre congrégation » (70). Il est également mentionné avec le titre de pastor dans l'acte n° 9 que l’on peut dater semblablement. Cette apparition marque une mutation institutionnelle importante à Notre-Dame-du-Bois. Le groupe canonial est désormais dirigé par un seul pater ou pastor et non plus par un groupe de trois chanoines-ermites. Le groupe canonial a fait place à une communauté canoniale mais pas encore à une abbaye: Robert porte le titre de pater ou pastor mais pas celui d'abbas. Il semble bien d'ailleurs qu'il n'ait jamais reçu la bénédiction abbatiale (71). Bien que Robert soit également mentionné avec le titre d'abbas dans l'acte n° 7, nous ne pensons pas qu'il faille en tenir compte, l'acte ayant été rédigé bien a posteriori des faits qu'il rapporte comme le montre l'emploi de l'adverbe olim dans le préambule: « ... qu'aucun homme n'ose abroger l'œuvre de miséricorde qu'a faite autrefois monseigneur Robert d'Arbrissel ... » (72). Par conséquent, la rédaction de cet acte a dû probablement être faite au plus tôt sous Quintin, premier abbé de Notre-Dame-du-Bois, ce qui explique l'emploi du terme abbas. Il faut également souligner l'absence de Robert, alors rem­placé par un prieur nommé par lui (73), dans six des huit actes de notre échan­tillon précédant l'élection du premier abbé de la communauté. Un acte difficile à dater plus précisément, l'acte n° 14 (12 février 1096 - 2 décembre 1102/1105), nous fournit une explication de ces absences, à savoir les prédications itinérantes de Robert, « semeur de la Parole de Dieu en divers lieux» (74).

 

B. Le prieur: une communauté qui se développe

Un prieur apparaît pour la première fois dans l'acte n° 5 (jeudi 5 avril 1100 - 2 août 1101), à la fin de l'épiscopat de Geoffroy de Mayenne, au moment où Robert d'Arbrissel fonde Fontevraud (75). Ce prieur, Gautier le Petit, est un des six premiers chanoines de Notre-Dame-du-Bois mentionnés dans l'acte de fondation. Il semble qu'il y ait eu trois prieurs avant la bénédiction du premier abbé en décembre 1102/1105. Leur ordre chronologi­que probable est le suivant: Gautier le Petit, Guérin, Aubin (76). Le prieur de Notre-Dame-du-Bois est soumis à Robert d'Arbrissel qui le nomme. Ceci est très bien exprimé par la préposition «sous» - sub - que l'on trouve dans cette expression tirée de l'acte n° 5 : « ... Gautier le Petit alors prieur de l'église sous monseigneur Robert d'Arbrissel» (77). Le prieur remplace Robert lorsque celui-ci est absent, ce qui semble être souvent le cas (78). Il reçoit les dons faits à la communauté: «Guillaume a fait don à l'église de la métairie et de la prairie par la main de Gautier le Petit alors prieur de l'église ... » (79). Pourquoi cette apparition d'un prieur un peu plus de quatre ans après la fonda­tion du groupe canonial ? Elle s'explique sans doute par les absences de Robert et par l'accroissement numérique de la communauté. Les quatre actes passés du temps du prieur Guérin (80) peuvent nous permettre d'évaluer leur nombre approximatif. Globalement, ces actes mentionnent, sans compter Robert d'Arbrissel, treize chanoines. Leur nombre a donc doublé depuis la fondation en février 1096.

 

C. Autres indices de développement: le sacristain et les écoliers

Les actes du cartulaire mentionnent également l'existence d'un autre offi­cier claustral, à savoir le sacristain - sacrista - (81). On ne connaît de lui que son nom, relevé dans les souscriptions. Il faut remarquer l'importance du sacristain dans la communauté canoniale. En effet, le sacristain Robert figure dans les actes immédiatement après le prieur Guérin (82), ou en troisième posi­tion lorsque Gautier le Petit est présent (83). Ce dernier est alors placé entre le prieur et le sacristain. La place de Gautier le Petit peut s'expliquer par le fait qu'il fut prieur, probablement avant Guérin. Notons aussi que le chanoine Aubin est toujours mentionné après le prieur Guérin, Gautier le Petit et le sacristain Robert (84). Ces préséances dans les souscriptions ont certainement leur importance. Aubin ne deviendra-t-il pas prieur, probablement après Guérin (85) ?

Toujours durant la même période (5 avri1100 - 2 décembre 1102/1105), l'apparition dans les actes d'enfants - pueri - attachés à la communauté cano­niale est également un signe de l'accroissement de cette dernière mais, en outre, celui d'un changement de mentalités en son sein. En effet, contrairement à des ermites qui attendent tout de la Providence et vivent au jour le jour, sans se soucier du lendemain, les chanoines de Notre-Dame-du-Bois se préoccupent désormais de recruter et de former dans une école leurs successeurs (86). Notons enfin que globalement, les actes n° 6, 7,8 et 9 mentionnent six pueri.

 

D. Quintin, premier abbé de Notre-Dame-du-Bois

L'acte n° 12 (2 décembre 1102/1105) mentionne pour la première fois l'élection d'un abbé à la tête de la communauté canoniale de Notre-Dame-du­-Bois. Le nouvel abbé, Quintin, est dit «élu» - electus -. Il sera béni quinze jours plus tard, le 17 décembre 1102/1105, le lendemain du décès du seigneur de Craon Renaud le Bourguignon, fondateur de la communauté en février 1096 (87). On peut désormais parler d'abbaye pour Notre-Dame-du-Bois. L'élection de Quintin a très probablement eu lieu dans les mois précédant ce 2 décembre, donc au cours d'une des années 1102/1105. Il est très intéressant de rappeler que Quintin fut un des cinq compagnons de Robert dans la forêt de Craon avant la fondation de février 1096, puis qu'avec Robert et Hervé de la Sainte-Trinité il dirigea le nouveau groupe canonial. Quintin fut donc un des chanoines les plus proches de Robert et l’un des plus imprégnés de l'idéal pre­mier. Ne peut-on donc voir dans cette élection la nette empreinte de Robert? Pourquoi ne pas penser que ce dernier l'ait présenté aux suffrages du chapitre de Notre-Dame-du-Bois au moment de quitter définitivement la communauté canoniale pour Fontevraud? Comment expliquer autrement l'élection d'un abbé? Dans ce cas, le départ définitif de Robert serait à dater au plus tôt de 1102 et au plus tard de 1105, du temps de Renaud de Martigné, évêque d'Angers. La fondation de l'abbaye de Fontevraud ayant eu lieu probablement dans les premiers mois de l'année 1101, avant Pâques (88), il faudrait alors penser que Robert d'Arbrissel ait quitté Notre-Dame-du-Bois après avoir fondé Fontevraud. Son départ fut sans doute facilité par le fait qu'aucun lien juridique ne le liait à sa communauté, si nous admettons qu'il n'ait pas reçu la bénédic­tion abbatiale (89). A pu jouer pour son départ le fossé se creusant peu à peu entre son idéal et l'esprit de ses chanoines comme nous le montre notamment un procès obtenu par le prieur Aubin au sujet d'un bœuf (90).

Cette notice mentionne enfin la venue à Notre-Dame-du-Bois de l'abbé Pierre d'Airvault, envoyé par l'évêque d'Angers Renaud de Martigné pour pro­céder à l'installation abbatiale de Quintin. L'abbaye canoniale d'Airvault avait été réformée en 1095 par l'évêque de Poitiers Pierre II qui y avait introduit la règle de saint-Augustin. Le prélat plaça alors à sa tête Pierre, «homme droit et pieux» (91), qui était prieur d'une autre abbaye de chanoines réguliers vivant selon le même ordo, l'abbaye de l'Esterp située près de Limoges (92). L'explication du choix de Pierre d'Airvault par l'évêque d'Angers nous est donnée par une charte datée de 1102/1103, donc de peu antérieure ou posté­rieure à l'installation de Quintin. Renaud de Martigné demande à l'abbé d'Air­vault un ou deux de ses chanoines réguliers pour implanter à Toussaint d'Angers la réforme canoniale et il explique sa préférence par« l'honnêteté des mœurs et la sainteté de vie» des chanoines d'Airvault (93). Nous remarque­rons aussi que Pierre II de Poitiers, réformateur d'Airvault, joua un rôle impor­tant dans l'installation de Robert à Fontevraud (94).

 

                    II - DOTATIONS ET STATUT FONCIER

 

Parallèlement à cette évolution concernant l'organisation de la commu­nauté canoniale, et résultant également de l'accroissement numérique de cette dernière, les dotations foncières et immobilières se développent. L'acquisition de revenus fixes marque une orientation nouvelle de la communauté, rompant avec le passé érémitique. Il en est de même avec l'apparition de la propriété foncière ou immobilière qui marque la constitution véritable d'un patrimoine.

 

A. De nouvelles dotations

L'acte n° 12 (2 décembre 1102/1105) nous apprend que les biens fonciers des chanoines sont désormais trop réduits face à l'accroissement de la commu­nauté. Voici ce que déclare le seigneur Renaud de Craon: « en effet, j'avais fondé cette église jusque-là avec très peu de dons, si bien que le petit bien de l'église ne pouvait nullement suffire aux dépenses des chanoines qui y servent Dieu, à moins que les donations des fidèles ne l'amplifient» (95). Qu'en est-il donc des biens fonciers de la communauté depuis la fondation de février 1096? L'acte n° 4 (5 avril 1100) nous apprend que le noyau foncier initial, à savoir le bois concédé aux chanoines par le seigneur de Craon, a été défriché et réparti en sept manses : «Monseigneur Renaud le Bourguignon, premier fon­dateur de notre lieu, nous avait donné cette terre, à savoir sept manses avec toutes leurs voies d'accès ... » (96). Sans doute faut-il comprendre en effet l'emploi dans cet acte du terme « manse» - masura - par le fait qu'en quatre ans, entre février 1096 et avril 1100, les chanoines de Notre-Dame-du-Bois ont procédé au défrichement du bois, défrichement n'ayant pas été exempt de péri­péties, comme nous l'avons vu (97), puisque l'abattage d'un tronc d'arbre fut à l'origine d'un conflit entre les forestiers du seigneur de Craon et les chanoines. A cette date du 5 avril 1100, les biens fonciers de la communauté semblent réduits à ces sept manses. Entre cette date et celle de la bénédiction abbatiale de Quintin un 17 décembre 1102/1105, les chanoines vont bénéficier de six nouvelles dotations foncières, dont deux de Renaud le Bourguignon (98). Outre ces biens fonciers, les chanoines vont également acquérir la moitié d'une dîme (99) et des prémices (100). Ces derniers ne se contentent donc plus de leur propre travail, du défrichement et de l'agriculture. Cette atteinte à l'idéal érémitique premier doit pouvoir s'expliquer par l'accroissement numérique de la communauté. L'apparition dans les actes n° 7 et 9 (5 avril 1100 - 2 décembre 1102/1105) d'un serf - famulus - et simultanément d'un prévôt - prefectus ou praetor -, c'est-à-dire d'un administrateur des biens fonciers, reflète la même évolution. Il faut mentionner aussi la concession par Renaud de Craon d'un demi-moulin (101). Enfin, l'acte n° 14 (12 février 1096 - 2 décembre 1102/ 1105) rapporte la donation à Robert d'Arbrissel, par un certain Hervé de l'Épine, de l'église d'Arbrissel, à la suite de la prédication de Robert. Mais il est difficile de définir plus précisément la date de cette concession.

 

B. Constitution d'un patrimoine

Vers 1100-1101, l'idéal érémitique premier de pauvreté semble bien encore vivant à Notre-Dame-du-Bois. En effet, l'acte n° 5 (5 avril 1100 - ­2 août 1101) nous rapporte le refus des chanoines d'être propriétaires de la métairie que leur a cédée Guillaume de la Lande - Baruchon malgré le désir de Guérin du Moutiers et d'Isabelle son épouse: « Les chanoines ne voulant pas retenir ce don leur ont donné douze deniers par an » (102). Et pourtant, l'acte n° 4 (5 avril 1100) fait apparaître une conception de la détention foncière qui évolue. Nous avons vu qu'en février 1096, le seigneur de Craon n'avait cédé que la jouissance du bois aux premiers chanoines de Notre-Dame-du-Bois. Le 5 avril 1100, cette situation juridique demeure inchangée mais c'est l'état d'esprit des chanoines qui a changé. En effet, l'acte n° 4, bien qu'il se réfère expressément à l'acte de fondation, en mentionnant notamment le pape Urbain II et plusieurs hauts dignitaires ecclésiastiques qui y furent présents, apporte cependant à cet acte certaines modifications non anodines. L'emploi par les chanoines de l'expression « pour ainsi dire notre propriété » - quasi propria nostra - marque bien le fait que les chanoines se considèrent proprié­taires de leur terre alors qu'ils n'en ont toujours que la jouissance: « ... nous ne voulions nullement rendre aux chanoines de Saint-Nicolas cette dîme de notre terre et toutes les voies d'accès fixant pour ainsi dire notre propriété » (103). Cette transformation des mentalités aboutira à l'acceptation de dons en toute propriété. Ainsi, dans l'acte n° 12 (2 décembre 1102/1105), Renaud le Bourguignon fait don aux chanoines de quatre métairies « libres de son domi­nium» (104), et d'un moulin «pour qu'ils le possèdent en toute propriété par un droit perpétuel» (105). Il est intéressant de noter que Renaud donne « en toute propriété » - inter propria - un moulin dont il avait déjà concédé une moitié lors de la fondation de la communauté en février 1096 (106). Il semble donc qu'alors, de même que pour le bois, les chanoines n'eurent que la jouis­sance de la première moitié du moulin. En tout cas, ces donations en toute pro­priété marquent la constitution véritable d'un patrimoine foncier et immobilier à Notre-Dame-du-Bois. Enfin, il semble que les sept manses constituant le noyau foncier de la communauté conservent leur statut précaire malgré l'évolu­tion  qui s'amorce. En effet, l'acte na 1l (5 avril 1100 - 2 décembre 1102/ 1105) nous rapporte que Lambert, camérier du seigneur de Craon, est venu sur la terre des chanoines et a saisi de force un bœuf qui venait d'être volé dans la région de Rennes par un paysan. L'intervention de Lambert est la preuve de la précarité du statut foncier canonial, les sept manses faisant toujours partie du dominium de Renaud le Bourguignon.

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